Politique

Gare aux Assemblées sans pouvoir !

La Croix 27/11/1968

 

Tandis qu'on s'apprête à débattre devant le pays la réforme du Sénat et qu'au sommet de l’État on dialogue, je me sens le devoir d'apporter sur ce sujet un témoignage qui se trouve être personnel.

Ce faisant, je ne parlerai pas de la composition du nouveau Sénat, mais de ses pouvoirs. On les a décrits comme devant être ceux d'une Chambre de consultation préalable. Or, j'ai appartenu pendant dix ans à une Assemblée consultative. J'en sais d'expérience non seulement l'inutilité, mais le danger : loin de remédier aux risques de l'unicameralisme, l'Assemblée consultative les précipite et les aggrave.

Certes, j'ai déjà dit  et je redirai les mérites de l'Assemblée de l'Union française, puisque c'est son expérience que j'évoque. Elle accomplit une grande œuvre en formant l'élite des Africains à la vie publique, en créant aussi cet esprit qui permit que la décolonisation du continent noir se fit sans heurt. Nous lui devrons un jour l'Eurafrique.

Mais je connais aussi ses faiblesses et j'ai vécu son impuissance. Ses faiblesses ? Le sérieux d'une assemblée est à la mesure de ses pouvoirs : on se permet tout au poker de la politique quand on ne joue que des haricots. Qu'on ne croit pas obtenir de la part d'une assemblée sans rôle efficace des avis sérieux : la tentation s'avère trop forte, quand d'autres sont là pour pallier l'effet des excès, de proposer non ce qui correspond au bien commun, mais ce qui classe dans l'opinion votre parti ou votre faction. Les résolutions tournent à la publicité idéologique. En avant toutes les démagogies ! Car les défauts de l'irresponsabilité ne furent pas un monopole de l'Assemblée de l'Union française. Au lendemain de la Libération, l'Assemblée consultative se montra bien pire encore. Qu'on se rappelle aussi, au premier Conseil économique de la IVe République, certaines alliances contre nature et mutuellement stipendiées entre organisations de salariés ou organisations patronales suivant le cas et organisations paysannes. Et l'actuel Conseil économique ? Pendant trois ans et demi, j'en fus membre de section. Son travail m'a paru plus sérieux grâce au président Émile Roche. Est-on sûr, pourtant, qu'on y joue toujours « pour de vrai » ?

Et l'impuissance ? Dans un pays aussi jacobin que la France, la seconde assemblée doit sans cesse se battre pour défendre ses pouvoirs, fussent-ils garantis par une disposition constitutionnelle. En effet, dans notre pays, toute assemblée élue au suffrage universel cède au « réflexe conventionnel ». elle n'admet aucun partage. Elle se comporte en héritière (on devrait relire le premier volume de l'Europe et la Révolution française, d'Albert Sorel) des prétentions monarchiques au droit divin. Le scrutin lui est une onction. Combien j'ai vu de députés, au lendemain de leur élection, se griser de ce qu'ils croient leur pouvoir, fût-ce même dans les Parlements de la Ve ! Certes, beaucoup de nos représentants sont trop intelligents pour se prendre au jeu. Mais le courant les entraîne. Le cardinal de Retz dit, en ses Mémoires que « rien n'est si troupeau que les Compagnies ». Il entendait par ce dernier mot les Parlements et autres corps constitués. Le coadjuteur avait raison : on s'y abandonne collectivement à des susceptibilités que chacun en son for intérieur juge méprisables. Je parlais de l'Assemblée de l'Union française : elle fût condamnée à mort quand trois semaines après sa naissance nous prétendîmes, sous la pression de nos collègues africains, nous appeler « députés ». Ah ! le beau tollé au Palais-Bourbon – On y vota d'urgence l’appellation contrôlée « député », mais surtout on décida, dans le secret des consciences, que l'Assemblée de Versailles serait étouffée. Elle le fut. La Chambre des députés avait sursauté (chacun de ses membres jugeant pourtant stupides ces querelles de préséance), comme une vieille dame à qui on a marché sur le pied. Pris individuellement chacun des députés sera sans doute pluricameraliste ; en corps, leur ensemble réagira toujours dans le sens de l'unicameralisme absolu.

Dans les faits en outre, seule la participation au vote du budget, fût-ce sous la forme détournée de la « navette », confère du poids à une Assemblée. La politique du pays tend à se concentrer dans ce document, et les autres lois revêtent presque toujours, par rapport à lui, une importance secondaire. On ne peut guère contrôler le gouvernement qu'à travers lui. Si le nouveau Sénat n'intervient pas pour le budget, il disposera sur le sort du pays d'à peu près autant d'influence que l'Académie des Sciences morales. Bien plus, il comportera tous les dangers d'un faux-semblant. Il créera l'illusion de la réflexion. Entre sa démagogie institutionnalisée et son impuissance de fait, il n'apportera au citoyen que des fantômes de garanties. Tout au plus anesthésiera-t-il celui-ci un moment.

Et l'unicameralisme le ballottera d'intransigeance en intransigeance au gré de majorités successives ou intransigeantes et contradictoires.